Brothers : A Tale of Two Sons, aimé mais incompris ? L’apologie d’un gameplay intérieur

     Il est des « petits » jeux qui suscitent une attente très relative, des jeux qui reçoivent à leur sortie un accueil poli, un succès d’estime. Bref, des jeux dont il est de bon ton de dire du bien, mais dont on n’attend pas forcément grand chose et qui s’effacent assez rapidement de la mémoire collective. N’ayant pas eu de temps à accorder à des jeux trop chronophages ces derniers mois, c’est dans cet état d’esprit que je me suis lancé il y a quelques jours dans Brothers : A Tale of Two Sons. J’étais encore loin de me douter que le jeu me réservait un véritable enseignement de gameplay. Le texte qui suit contient bien évidemment tout un tas de vilains spoilers nécessaires à l’analyse, donc toi qui n’as pas fait le jeu : casse-toi et va de suite dépenser 14€ sur Steam pour cette pépite.

La maniabilité du titre est aussi simple qu’efficace : grâce à votre petit pad préféré, vous voilà aux commandes de deux frères, la partie gauche dudit pad étant réservé au grand frère, et la partie droite au benjamin. Les sticks et gâchettes sont réservés respectivement aux déplacements et aux interactions,et… c’est tout. L’adjectif « simple » n’est pas usurpé. Mais loin d’être un défaut, c’est précisément cette épure de gameplay qui va donner au jeu toute sa force. Je ne m’attarderai pas ici sur une analyse fort juste, mais à mon humble avis insuffisante, que bien d’autres ont faite avant moi : à savoir que le gameplay sert parfaitement la narration, qu’il constitue le vrai langage du jeu (langage dont les personnages sont d’ailleurs fort judicieusement dépourvus) et qu’il véhicule une émotion aussi délicate que puissante. Voilà qui est (re)dit, nous pouvons ranger les mouchoirs.

Ce qui m’a gêné bien davantage, ce sont les critiques qui accompagnaient bien souvent ce flot de louanges. Tout habités par leur rôle de garde-fou, la plupart des critiques ont cru bon de souligner deux défauts dommageables : la brièveté du jeu, et le manque de challenge. Non pas que ces arguments soient faux d’un point de vue ludique, mais ils témoignent d’une analyse insuffisante de la portée du jeu et du choix fait par Josef Fares du registre du conte. Ces « défauts » sont au contraire deux témoins supplémentaires de l’extrême cohérence du jeu, qui ne vise en aucune façon à nous rassasier d’énigmes ou à défier nos capacités de joueur, mais bien à nous faire penser et ressentir en joueur.

Pourquoi avoir choisi le conte ? Tout d’abord, parce que les impératifs de brièveté, de fluidité, de force illustrative et d’exemplarité propres au genre du conte servent à merveille la proposition de gameplay. Reprocher à ce jeu d’être trop court reviendrait à reprocher au conte du Petit Chaperon Rouge de Perrault de n’être pas aussi long que Les Misérables de Victor Hugo (près de 1600 pages, tout de même) : la comparaison littéraire est triviale, mais le reproche de la durée de vie l’est tout autant. Un conte ne dure que le temps d’exposer son propos, en général métaphorique et donc bref. A quoi m’aurait servi de me retrouver pendant trois heures de plus confronté à des énigmes retorses ? Cela n’aurait fait que diluer l’idée centrale de Brothers, qui est d’illustrer une idée simple : le joueur grandit au fil du jeu. Voilà la vraie raison de la présence du conte : dédoubler sur le mode narratif le passage de l’enfance à l’âge adulte.

Le gameplay nous fait passer par différentes étapes et se décompose en deux segments majeurs. Le premier segment est une quête de la symétrie parfaite, de la symbiose entre les deux frères qui est en réalité une harmonie intérieure du joueur devant s’accorder avec lui-même. La scène la plus emblématique (et la plus bouleversante) a été pour moi la rencontre facultative avec le pendu en sursis. Jamais dans le jeu ma coordination ne fut plus instinctive et parfaite : tandis que le grand frère s’efforçait de soutenir le malheureux, le benjamin monta à l’arbre pour défaire le nœud de la corde. C’est alors que je me suis surpris à verser une larme (oui, carrément) : c’est parce que je n’avais que trop conscience du caractère tragique de la scène que j’ai agi aussi instinctivement, que j’ai immédiatement envoyé le plus fort des frères porter ce poids bientôt mort, tandis que le plus léger montait sur la branche. Cet instant où le tragique et l’urgence rencontrent la coordination est le moment où un élément de gameplay est intériorisé. Cet instant magique, ou la maniabilité n’est plus ressentie comme un artefact, un moyen d’interagir, mais comme une fin en soi capable de véhiculer ses propres émotions : cet instant où le joueur cesse de se regarder comme un joueur, mais où il se prend au jeu, tout simplement. Cette forme de tristesse que j’ai ressentie à cet instant du jeu, n’était rendue possible que par le gameplay.

Et c’est encore le gameplay qui s’impose au joueur durant le court deuxième segment du jeu : celui de la dissymétrie. La maniabilité vient ici astucieusement dédoubler la perte tragique du grand frère, en supprimant purement et simplement le côté gauche de la manette. Le sentiment de deuil et de détresse éprouvé par le benjamin se trouve transcrit par notre inconfort à laisser la partie gauche de notre pad « morte ». Et si c’était exactement l’inverse ? Si le gameplay n’était pas là pour illustrer l’histoire, mais si l’histoire était là pour justifier le changement de gameplay ? Si le jeu était tout entier tourné vers la narration, comme beaucoup de critiques l’ont professé, le jeune benjamin parviendrait à la fin du jeu à nager et actionner les leviers (interactions seulement réalisables par le grand frère tout au long du jeu) grâce à la gâchette droite : il aurait grandi grâce à son voyage initiatique. Or, il n’en est rien : c’est toujours par la gâchette gauche (celle attribuée normalement au grand frère) que nous faisons interagir le benjamin dans ces moments. Je dis « nous », car c’est bien au joueur que le jeu s’adresse à cet instant : après avoir expérimenté la symétrie par entités distinctes, puis souffert de la dissymétrie, le joueur doit combiner ses expériences pour créer un schéma d’interaction nouveau. Ce qui renforce cette idée, c’est qu’aucun indice ne nous est jamais donné : la solution doit venir par l’expérience empirique. Nous gardons une trace mémorielle de nos gestes, et il m’est bien vite revenu en mémoire que les actions de nager ou d’abaisser des leviers étaient accomplies par ma main gauche. Le tour de force prodigieux que réussit le jeu à cet instant, est d’incarner une idée, de nous faire ressentir dans nos corps le sentiment du deuil, de la perte et du souvenir, de projeter sur la manette ces réalités contradictoires.

     Pour toutes ces raisons, Brothers : A Tale of Two Sons est un jeu que je qualifierais, sans hésitation aucune, d’ « expérimental » (même si le terme est un peu surfait aujourd’hui), c’est-à-dire qu’il explore les ressources offertes par ce que nous aimons appeler l’interactivité, pour proposer un horizon de gameplay différent, qui n’est plus un simple ornement de l’histoire mais qui devient à lui-même sa propre fin. Il nous prouve que la simplicité est souvent une forme de sophistication, et il participe à la création d’une véritable grammaire vidéoludique. Sur cette question, The Walking Dead est un cas assez différent mais tout aussi passionnant. Mais ça, c’est une autre histoire…

cyrano08

Asocial patenté et ardennais pour ne rien gâcher, je suis le COTP (Correcteur Orthographique Tout-Puissant) du site : tremblez devant ma fonction Edit ! Que voulez-vous, on a les ambitions que l'on mérite... Mais non content de corriger les fautes d'autrui, je brûle de corriger les miennes : raison pour laquelle vous risquez de croiser quelques billets inintéressants de ma part.

15 Comments

  1. Liquifan

    Cet article <3 Ça devrait pas être permis d'écrire aussi bien (je suis épaté et jaloux ^^).

    En tout cas c'est sur, il faut que je réinstalle et que je finisse ce jeu. J'étais passé à autre chose par manque de temps et il est clair que j'ai raté quelque chose.

    PS: Bienvenue dans la communauté JVN 🙂

    PS2: Tu es obligé de faire un article sur The Walking Dead !

  2. cyrano08

    Ravi que cet avis t’ait donné envie de refaire le jeu. Malheureusement, si tu ne l’avais pas déjà fini, je t’aurai gâché une partie du plaisir : mais l’expérience reste à tenter tout de même.

  3. ionik

    tu peux aussi mettre des spoiler pour ne va divulguer l’histoire a ceux qui ne voudront pas 🙂

  4. cyrano08

    Habile… j’indique dans le premier paragraphe que l’article contient des spoilers, mais peut-être que je devrais le mettre plus en évidence… ou le répéter à chaque spoiler, mais ça risque d’être lourdingue.

  5. je lirai quand j’y aurai joué…

  6. Liquifan

    J’ai lu l’article en connaissance de cause donc y a pas de soucis.

  7. cyrano08

    Sage décision !

  8. otaku17

    salut les gars je viens de m’inscrire je suis content de retrouvé la communauté de JVN par-contre moi aussi je lirais l’article plus tard car il faut d’abord que je me le fasse celui là.

  9. Ryuka92

    Pareillement car on m’a soufflé dans l’oreillette que ça spoilait un poco sur les bord. Mais j’ai aussi entendu que tu avais une très belle plume alors j’ai quand même hâte de lire cet article et même les futurs !

  10. Dyades

    Je lis ton texte une fois que j’ai fini cette aventure 🙂 Les premières heures m’ont en tout les cas, charmé.

  11. kairos

    Bonjour à tout le monde,

    Je suis venu ici suite à l’article de JVN pour retrouver de vrais passionnés de jeux vidéo.

    Pour en revenir à Brothers, c’est un jeu que j’ai découvert grâce au PS+ et je dois dire que c’est un de mes coups de cœur de cette année. Je suis globalement d’accord avec tout ce qu’a dit Cyrano dans cet article, en particulier quant à l’inutilité de critiquer la durée de vie ou l’absence de challenge.

    Risque de spoil : en revanche pour en venir au débat est-ce que le gameplay est au service de la narration ou est-ce l’inverse, je pense que c’est une fausse question. Les deux sont pour moi indissociables dans ce jeu contrairement à tant d’autres. Je m’explique en ce qui concerne plus particulièrement la fin du jeu, quand on ne contrôle plus qu’un frère, et comme tu le conclus d’ailleurs, de retranscrire le manque et le dépassement de soi qui est, il me semble, un ressort classique des « récits initiatiques ».
    Personnellement j’ai interprété le côté gauche de la manette à ce moment du jeu en quelque sorte comme un membre fantôme (le pad devient le prolongement matériel de ce que l’on voit à l’écran et qu’on vit), une partie de soi amputée mais que l’on ressent toujours et qu’on a parfois le réflexe de vouloir utiliser avant de se rendre compte que cette partie n’est plus. Il faut alors continuer sans pouvoir s’appuyer sur des personnes ou des habitudes qui nous rassurent.

  12. cyrano08

    Effectivement, gameplay et narration sont inextricablement liés dans ce jeu, et c’est justement ce qui fait sa puissance émotionnelle : aucun des deux éléments n’est inféodé à l’autre. Ma formulation pouvait prêter à confusion effectivement, et je n’avançais cette interprétation que comme une hypothèse de réflexion pour remettre le gameplay sur le devant de la scène : privilégier le gameplay ou la narration revient ici à perdre une partie de la magie du jeu.
    Loin de moi l’idée de minimiser la portée narrative du titre, mais il me semble que beaucoup de critiques l’ont souvent privilégiée au détriment du gameplay. Or, c’est précisément par le gameplay que ce jeu parvient à exploiter d’une manière neuve le matériau riche du conte, à faire « résonner » en nous cette histoire.

  13. geraltderivia

    Je viens juste de finir cette perle, cela me fait chaud au cœur de savoir que la narration existe toujours et que loin des blockbusters on peut encore croiser un moment de poésie grâce à ce genre de jeu vidéo.
    Brothers est pour moi un titre incontournable et la durée de vie est juste comme il faut pour raconter cette histoire, tous comme toi je me suis surpris de réagir sans réfléchir à plusieurs moments du jeu comme pour sauver « le pendu » j’ai agis instinctivement comme toi pour ensuite rester impuissant face au drame qui touchait ce pauvre garçon…
    Je n’ai qu’une chose à dire foncer c’est du tous bon 😉

  14. en attendant de finir Child of light, je met Brother en premier sur ma playlist.

  15. Bon, je n’ai installé Brothers que la semaine dernière et je l’ai donc fini hier (dimanche).
    Je dois dire que les déplacements embrouillent notre cerveau au début mais que les automatismes s’installent par la suite.
    J’ai bien aimé le jeu, la narration visuelle, la logique, la qualité générale, l’utilisation du pad, l’émotion suscitée…
    en tout cas on voit du pays durant tout le long du jeu.

    et oui, c’est une pépite

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